LE VOILE…

Le niqab, la burka et le tchador sont des signes d’infériorisation des femmes et non des symboles religieux

Par Fatima Houda-Pépin, Huffington Post, 21 février 2015

À la lumière de la décision rendue par la Cour fédérale, le 6 février dernier, dans la cause opposant Mme Zunera Ishaq, une immigrante d’origine pakistanaise de Mississauga depuis 2008, au gouvernement fédéral qui a interdit le port du voile intégral (niqab) lors de l’assermentation de citoyenneté et suite aux nombreuses demandes qui m’ont été adressées depuis, pour clarifier la question du voile, j’estime utile de partager un texte de fond que j’avais écrit en 1994 et qui demeure brûlant d’actualité.

Ce texte est paru, pour la première fois, il y a une vingtaine d’années, suite à « l’Affaire Moussiyine », une cause où un juge québécois avait été accusé d’avoir exclu, une femme musulmane de la cour de justice pour cause de foulard. Après un examen rigoureux des faits, j’en suis arrivée à la conclusion que le juge, qu’on avait alors accusé, à tord, de racisme, n’avait jamais exclu une justiciable musulmane pour cause de foulard «dit» islamique. Cet incident qui avait fait coulé beaucoup d’encre m’avait alors amené à publier les résultats de mon enquête dans un texte paru dans La Presse du 11 janvier 1994 sous le titre L’Affaire Moussiyne : une interprétation exagérée des faits ?, suivi, trois jours plus tard, d’un deuxième article intitulé Voile : les femmes musulmanes ne sont pas un groupe monolithique. Article que je republie aujourd’hui sous le titre Le niqab, la burka et le tchador sont des signes d’infériorisation des femmes et non des symboles relig»ieux.

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« Les trois religions monothéistes – juive, chrétienne et musulmane – ont montré unsouci particulier pour le comportement des femmes quant à leur modestie et la décence de leurs parures vestimentaires. Chez les juifs orthodoxes, les femmes doivent se couper les cheveux et les dissimuler sous une perruque. Alors que les femmes sépharades ont porté traditionnellement des foulards et des coiffes aux couleurs locales de leur pays respectif.

Saint Paul, l’Apôtre des gentils, six siècles avant l’avènement de l’Islam, s’est penché sur la question du voile dans son Épître aux Corinthiens. Dans ce texte éloquent, le voile est imposé aux chrétiennes en tant que signe de leur subordination à l’homme dans l’Église.

Une recherche documentaire permet de retracer à suffisance les images, les illustrations et les peintures représentant la Vierge Marie et les femmes de son époque portant de grandes étoffes couvrant leurs cheveux et une partie de leur corps. L’icône de la Vierge à l’enfant dite de Vladimir (XIIe siècle) avec son châle noir aux bordures dorées est assez éloquente à cet effet.

Étymologiquement, le «hijab», du verbe «hajaba» signifie cacher, dérober au regard. Le voile est appelé différemment selon les modes et les façons de le porter. Les termes les plus souvent utilisés en arabe classique sont le «hijab» (voile couvrant les cheveux), le «khimar» (châle), le «niqab» ou «litham» (voile cachant le visage), sans compter les multiples dénominations qu’on retrouve dans les autres langues comme le persan (Tchador), le turc (Tcharchaf) et les multiples parlers locaux (haïk, djellaba, etc. ..).

Le Coran a fait mention du voile dans des contextes assez particuliers. Les versets 16 et 17 de la sourate IXX, intitulée «Marie» (La Vierge) confirment que le voile est antérieur à l’Islam: «Parle dans le Coran de Marie lorsqu’elle se retira loin de sa famille dans un endroit à l’Est (de Jérusalem). Elle se couvrit d’un voile (hijab) qui la déroba à leurs regards».

Les premiers exégètes musulmans qui ont écrit les commentaires sur le Coran, tel que Tabari (839-923) dans son célèbre ouvrage l’Histoire (Tarikh), volume III réfère à la «descente du hijab» dans le sens de «rideau» (sitr). Il s’agit ici du verset 53 de la sourate XXXIII qui instaure le hijab dans le sens d’un «rideau» devant marquer le respect à l’égard des épouses du Prophète Mohamed. Le verset fait référence à un incident où des invités au mariage du Prophète avec sa cousine Zaynab s’étaient attardés indûment dans sa chambre nuptiale la nuit de ses noces.

Avec l’instauration du système dynastique en 661, le hijab au sens de «rideau» a été institutionnalisé par le Khalife Omeyyade, Mouawiya ibn Abi Soufyan. Desormais, le hijab marquera la distance à la fois spatiale et sociale entre les gouvernants et les gouvernés.

Le hijab est également évoqué dans le sens de «rempart» entre le paradis et l’enfer. La sourate 88 s’intitule le voile (Al-Ghachiya) et fait référence au jour du jugement dernier. Cette idée est confirmée par le verset 46 de la sourate VII intitulée l’Enceinte du paradis. «Un voile (hijab) sépare les bienheureux des réprouvés (..)».

Le hijab s’est abattu sur les femmes à Médine en l’an 5 de l’hégire (627) dans un contexte de «fitna» (désordre social).

Les puissantes tribus de la Mecque, attachées à leurs nombreuses divinités et au prestige socio-économique qu’elles leur conféraient, avaient très mal reçu le message du Prophète les invitant à croire en un Dieu unique et à adhérer à une religion qui réglemente leur vie publique et privée.

Les tribus se sont coalisées et décidé de lui faire la guerre, ce qui l’incita à émigrer avec un groupe de compagnons en 622 vers Yathrib, devenue depuis «Madinat-an-Nabi» (la ville du Prophète, Médine). C’est l’hégire, le début du calendrier musulman et de l’organisation politique de la «oumma» (communauté). Le Prophète venait de perdre la bataille d’Uhud, en l’an 3 de l’hégire (625) et se préparait à défendre «sa» Ville, Médine, dans la célèbre bataille du fossé. Dans ce contexte de guerre civile – comme dans toutes les guerres – les femmes paient malheureusement les plus lourds tributs.

Esclavage et prostitution

C’est ainsi que les femmes de Médine se faisaient attaquer et violer selon une stratégie bien orchestrée par les clans opposés au Prophète, qui les capturaient, les réduisaient à l’esclavage et les forçaient à la prostitution (Ta’arrud). L’un de ces opposants, surnommé la «tête des hypocrites», Abdullah ibn Oubey ibn Saloul vivait justement de ce genre de «commerce» que le Coran avait interdit. C’est également ce même personnage qui a calomnié Aïcha, l’épouse du Prophète en l’accusant d’avoir commis l’adultère, alors qu’elle avait perdu son collier dans le désert, lors d’une expédition où elle accompagnait le Prophète, et qu’elle fut ramenée par Safouan, un cavalier de l’arrière garde.

Pour justifier la pratique du «Ta’arrud», les clans rivaux alléguaient qu’ils ne pouvaient distinguer les femmes libres des esclaves. Le dilemme sera tranché par le verset 59 de la sourate XXIII (Les Coalisés): «O Prophète, dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de rabattre un pan de leur voile sur leur visage (Jalabibihinna), cela est plus à même de les faire distinguer (des esclaves) et à leur éviter ainsi d’être importunées. Dieu est infiniment Absoluteur et Miséricordieux».

Le verset 31 de la sourate XXIV «La Lumière» (An-Nour) sur lequel les islamistes fondent l’obligation du port du voile, doit être situé dans ce contexte de guerre qui a caractérisé l’an 5 de l’hégire. L’enjeu était de taille: il fallait de toute urgence assurer la sécurité des femmes, ramener la paix dans la cité et asseoir l’autorité du Prophète en tant que chef militaire, religieux et politique. Le verset 31 de la sourate XXIV énumère les personnes devant lesquelles les femmes musulmanes seraient dispensées de se voiler et s’adresse au Prophète en ces termes: «Et dis aux croyantes de baisser leurs regards, de préserver leurs parties intimes, de ne laisser voir de leur parure que ce qui est en évidence. Qu’elles se fassent de leur voile (khomourihinna) un écran sur leur gorge (…)»

En soi, ce verset 31 n’a qu’une valeur morale et éthique tout comme la plupart des versets coraniques. D’ailleurs, la Charia ne prévoient aucune disposition qui fait du port du foulard «dit islamique» une obligation légale, ni aucune peine pour non respect de cette obligation.

Par contre, la sourate XXIV «La Lumière» s’ouvre sur des versets qui traitent de l’adultère (zina) et qui précisent avec une extrême rigueur les conditions et les châtiments corporels prévus pour ce pêché.
Ces dispositions coraniques en rapport avec l’adultère ont été intégrés au droit pénal musulman, dont l’application varie aujourd’hui d’un pays à l’autre, selon leur degré de tolérance religieuse.

Le Coran a donc instauré le hijab, en l’an 5 de l’hégire, dans un contexte particulier, celui d’une ville assiégée, Médine, dans un climat d’agitation politique et sociale grave, dans le but de protéger les femmes du viol et, partant, de l’adultère, un acte sévèrement puni par la flagellation.

Ce contexte, d’aucuns tentent de le faire oublier en développant une fixation obsessionnelle sur la corrélation hijab-zina (voile-adultère). Selon cette interprétation intégriste prévalant chez les islamistes radicaux, les femmes musulmanes non voilées seraient une menace potentielle pour l’ordre social, puisqu’elles incitent les hommes à commettre un acte répréhensible appréhendé : l’adultère.

L’un des ardents partisans du port du voile, le 2e khalife, Omar Ibn Al-Khattab (634-644) a eu fort à faire pour l’imposer aux musulmanes de l’époque. Certaines – dont Sakira bint al-Hussein, l’arrière petite fille du Prophète – ont manifesté ouvertement une vive opposition à l’institutionnalisation du hijab.

Pas de «foulard islamique» universel

Depuis, le débat est ouvert. Chose certaine, il n’existe pas de «foulard islamique» universel ou de tenue caractéristique et généralisée à l’ensemble des femmes dans le monde musulman. Exception faite de l’Arabie Saoudite, de l’Iran et de l’Afghanistan où règne l’islamisme radical, chaque pays, et à l’intérieur de chaque pays, chaque région, témoigne d’un patrimoine vestimentaire intégré à la culture locale. Le «haïk» dans les pays du Maghreb, côtoie la «djellaba», la «sabniya» (foulard de soie brodé) tout autant que le tailleur ou le jeans.

Le débat sur la pertinence du voile a donné lieu dans les pays musulmans à des prises de positions fort tranchées. Des théologiens et des juristes ont soutenu la lutte d’émancipation des femmes. Tahar Haddad, dans son célèbre ouvrage La femme dans la charia et la société, publié à Tunis, en 1929, plaide en faveur de la libération des femmes comme condition préalable à la modernisation de la société. Un an auparavant, l’Égyptien Kacem Amin, a publié au Caire un ouvrage-choc intitulé la libération de la femme où il démolit la fameuse relation de cause à effet entre le voile et l’adultère.

«Si les hommes redoutent de voir les femmes succomber à leurs attraits masculins, pourquoi n’ont-ils pas instauré le port du voile pour eux-mêmes (…). Le fait d’interdire aux femmes de se montrer sans voile exprime la crainte qu’ont les hommes de perdre le contrôle d’eux-mêmes… chaque fois qu’ils se trouvent face à une femme non voilée. Les implications d’une telle institution nous amènent à penser que les femmes sont considérées comme plus à même de résister que les hommes» (Kacem Amin, The liberation of the Woman, Le Caire, 1928, p 65).

Des gestes éminemment symboliques ont contribué à faire tomber le voile des musulmanes. La politique de laïcisation amorcée en Turquie, dans les années 20, ont mené à l’abolition de la polygamie et à la réforme du code vestimentaire. En 1932, «Miss Turquie» a été déclarée «Miss Monde».

Cet événement a marqué le conscient collectif féminin tant en Turquie que dans les autres pays musulmans. En Iran, la reine et les princesses ont décidé d’abandonner le voile à compter de 1936. Au Maroc, c’est le Roi Mohamed V lui-même, également commandeur des croyants qui, en 1943, posa le geste audacieux de présenter en public sa fille, la princesse Aïcha, tête dévoilée.

Mais au delà des symboles, c’est la généralisation de l’enseignement public qui a provoqué la «révolution tranquille» des femmes musulmanes. Des bancs d’école, elles ont réussi – l’espace d’une génération – à investir la vie publique jusque là réservée aux hommes.

Pas étonnant que l’une des principales mesures adoptées par la République islamique de l’Ayatollah Khomeiny en 1979, fut la «tchadorisation» massive et généralisée des Iraniennes. Depuis, la campagne du foulard «dit islamique» bat son plein.

Le voile comme carte d’identité politique

Les femmes musulmanes ne constituent donc pas un groupe monolithique quant au choix de leur tenue vestimentaire. Elles sont des millions à se battre actuellement, au péril de leur vie, contre le fanatisme religieux et ses symboles. Et c’est là où le voile devient une carte d’identité politique, érigée par les intégristes pour affirmer leur présence et leur visibilité.

Ce phénomène est apparu dans le sillage de la révolution islamique en Iran et a donné lieu à une industrie fort lucrative. Les intégristes ont réussi le coup de force de «prendre l’Islam en otage», de l’interpréter à travers leur lunette politique qu’ils tentent d’imposer à coup de propagande et de guerre des symboles. En France, par exemple, lors de la controverse du foulard «dit islamique», en 1989, les intégristes sont parvenus à récupérer l’incident et en faire une «guerre de symboles» au nom de la liberté religieuse et des droits de la personne.

Ils ont montré leur force en organisant une manifestation monstre où les Françaises converties à l’islamisme radical étaient sur la ligne de front portant des banderoles sur lesquelles on pouvait lire «Le voile est notre identité». L’un des leaders de cette tendance, Daniel Youssouf Leclerc, alors président de la Fédération nationale des musulmans de France, un cadre polygame, avait une idée bien arrêté sur le voile: «Je suis favorable à un voile complet. Mais alors, complet ! Pas le Tchador que portent les musulmanes en ce moment et qui met en valeur les yeux et une partie du visage. Il ne faut aucun regard possible. D’abord, c’est plus moral, ensuite c’est plus excitant pour les relations sexuelles conjugales. Quand je vais en Algérie, je suis sevré pendant un mois à cause de toutes ces femmes cachées. Mettez-vous à la place d’un bon musulman qui arrive en France. Toutes ces filles nues… comment voulez-vous qu’il ne se sente pas provoqué ? » (L’Événement du jeudi, 22 au 28 novembre 1990).

Du Pakistan en Algérie, en passant par l’Iran, l’Égypte, l’Arabie Saoudite, le Soudan, le Nigeria, etc. .. les manifestations de violence et d’intolérance impliquant l’«exigence» du voile se multiplient. Maniant la carotte et le bâton, les intégristes, dans leur «grande générosité», offrent des hijabs gratuitement, et dans certains cas, ils sont même allés jusqu’à payer pour le faire porter par des universitaires. Dans plusieurs pays musulmans, l’importation du hijab «dit islamique» fait une concurrence déloyale à la tenue vestimentaire traditionnelle, mais ce sont les jeunes femmes, principalement les étudiantes et les professionnelles, qui constituent la cible privilégiée de cette propagande.

Dans cette grande marche des intégristes vers la création de la «République islamique mondiale», il ne faut pas s’étonner si un jour vous entendez parler de la «barbe islamique», car c’est le sujet de l’heure dans certains milieux où la guerre des symboles – en l’absence d’une véritable réflexion théologique – a réduit les mosquées, ces superbes «maisons de Dieu» à de véritables succursales des mouvements politiques sous couvert de religion ».

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J’ai écrit ce texte sur le voile, il y a vingt ans. Je le relis aujourd’hui à la lumière de la décision de la Cour fédérale qui interdit à Ottawa d’interdire le port du niqab lors de la cérémonie d’assermentation de la citoyenneté et ne peux m’empêcher de demander combien de fois faut-il tendre l’autre joue avant de comprendre qu’il ne s’agit pas ici de liberté de religion mais bien d’assaut orchestré par des islamistes contre la Charte canadienne des droits et libertés. Sinon, comment peut-on ériger un niqab, une burqa ou un tchador en « dogme religieux » auquel doit se soumettre le gouvernement du Canada alors que l’islam, auquel on attribue cette pratique, ne l’exige même pas ? Sommes-nous en présence d’un sacre du relativisme culturel ?

Ce cas et bien d’autres démontrent, à suffisance, l’importance d’avoir des balises claires pour outiller les gouvernements et les institutions publiques à faire face aux dérives de l’intégrisme qui instrumentalise toutes les religions, l’islam en particulier. Le projet de loi 491 que j’ai déposé à l’Assemblée nationale, le 12 février 2014, propose une réflexion et des pistes de solution approfondies et non partisanes. Certaines ont été reprises par Ottawa ou par Québec. Il reste maintenant à poser le chainon manquant, celui de la neutralité religieuse de l’État.

JACQUELINE CHABBI ET LE VOILE

La question du voile revient très souvent dans le débat sur la laïcité et bien des choses sont dites à son sujet. Pour information, nous proposons ici le regard critique et historique de Jacqueline Chabbi, tel que rapporté sur le site: 

Le Monde des Religions n°3

Publié le 1 janvier 2004

par CHABBI JACQUELINE/BENZINE RACHID

Jacqueline Chabbi
Agrégée d’arabe, elle enseigne l’histoire et la pensée de l’islam médiéval à l’université de Paris-VIII-Saint-Denis. Outre de nombreux articles sur le soufisme iranien, elle a soutenu une thèse de doctorat d’Etat sur les représentations et les mentalités en Arabie occidentale au début du viie siècle. Elle est l’auteur du Seigneur des tribus. L’islam de Mahomet (Noésis, 1997).

Ce voile que l’on dit « islamique »

Une historienne agrégée d’arabe analyse les passages du Coran qui évoquent l’habillement des femmes.
D’un point de vue historique, le discours coranique s’adresse aux populations du monde auquel appartient Mahomet, l’Arabie tribale du viie siècle, notamment en ce qui concerne les problèmes de la vie quotidienne.
Les jeunes musulmans d’aujourd’hui – souvent convertis et en rupture avec l’islam de leurs parents – peuvent avoir, s’ils n’y prennent garde, un comportement outrancier de néophytes. Ils recherchent la fidélité à l’origine de leur religion. Mais cette origine ne fait plus partie de notre monde, quels que soient la nostalgie ou les fantasmes de retour au passé, dans une illusion de pureté à redécouvrir. Il reste, au-delà de problèmes matériels qui ne nous concernent plus, à retrouver l’esprit du texte coranique.
Les musulmans modernes ne sont plus directement visés par des recommandations qui correspondaient à une société qui n’est plus la leur. Vouloir vivre aujourd’hui  » comme le Prophète « , c’est-à-dire dans le même type de société, relève de l’utopie. D’une part, l’islam, pas plus qu’aucune autre croyance ou idéologie, ne peut remonter le cours du temps. D’autre part les musulmans de la période initiale ont d’abord été des humains, des hommes de leur temps. Ils n’ont jamais été des icônes qui transpiraient le religieux par tous les pores de leur être. Les musulmans d’aujourd’hui semblent croire que l’islam n’a pas eu d’histoire humaine, mais seulement une histoire musulmane.
La tenue vestimentaire des femmes est abordée dans quelques passages du texte coranique. Malheureusement certains traducteurs du Coran rendent uniformément les mots utilisés par  » le voile  » (par exemple Régis Blachère). Pourtant les passages concernés ne présentent en aucun cas une innovation vestimentaire musulmane. Dans une société qui comprenait des disparités sociales et culturelles importantes, par exemple entre femmes libres et esclaves ou entre femmes des villes et femmes nomades du désert, les recommandations coraniques visaient simplement à privilégier l’habit local des citadines libres, parce qu’il était apparemment considéré comme représentant la meilleure tenue de la bienséance, et aussi parce que Mahomet avait été un citadin.
Les bourgeoises occidentales, femmes des villes, se distinguaient elles aussi par leur tenue – chapeau et gants – de leurs servantes, des ouvrières ou des femmes de la campagne. Il en avait été de même des femmes de la noblesse. Ainsi l’islam primitif, sur un problème de société et non de religion, recommande une attitude et un comportement ; il ne légifère en rien sur un uniforme musulman. L’islam ne se distingue donc pas des autres religions en la matière. Quant à la position mineure des femmes du fait de leur complexion et de leur prise en charge économique par leur époux (Coran IV, 34), la gent masculine des autres religions et des autres cultures a eu les mêmes préjugés. C’est seulement dans le monde contemporain que les hommes ont en partie perdu de leur virulence. Là encore, les textes sacrés sont les fils de la mentalité de leur temps car c’est aux fils de leur temps qu’ils s’adressent d’abord. C’est le social qui s’exprime et non le religieux.
Le problème est que les musulmans d’aujourd’hui semblent vouloir se situer dans une temporalité figée. En cherchant à retrouver la pureté d’un modèle musulman originel, qui n’a jamais existé, ils refusent de vivre avec leur temps. Au lieu de choisir l’esprit du texte coranique, ils inventent une islamité du comportement qui n’existe que dans leur représentation. Les jeunes issus de familles expatriées qui cherchent à retrouver des racines semblent se complaire dans un ritualisme outrancier. C’est tourner le dos à l’intériorité de la foi que préconisaient les grands penseurs musulmans des âges classiques.
Les passages coraniques qui concernent l’habit des femmes sont les suivants :
Sourate XXIV, versets 30-31
Après avoir recommandé aux  » croyants  » hommes de baisser les yeux et de demeurer chastes, la même chose est demandée aux  » croyantes « , lesquelles doivent en outre ne pas faire tinter leurs bracelets de cheville et ne se montrer en tenue plus légère qu’à leur parenté. En ville, elles doivent ramener leur  » voile de tête « , khimâr, sur leur  » gorge  » – djuyûb : intervalle entre les seins. Elles ne doivent pas se montrer dépoitraillées, comme les femmes des tribus qui voulaient exciter les combattants lors des guerres intertribales. Il est à noter que le khimâr est une pièce d’habillement aussi bien masculine que féminine.
Sourate XXIV, verset 60
Les femmes qui n’espèrent plus le mariage (après la ménopause) peuvent abandonner leur tenue de femme mariée – le Coran dit :  » leurs habits « , thiyab, sans autre précision. Il est recommandé à ces femmes qui ont passé l’âge de procréer de bien se tenir et de ne pas se  » pavaner  » en public. On ne sait rien de cet habit qui est, là encore, certainement local. Ce n’est pas une spécificité musulmane. Dans de nombreux pays, les femmes mariées des sociétés traditionnelles étaient distinguées des jeunes filles et des vieilles femmes par une tenue particulière.
Sourate XXXIII, verset 59
Les épouses du Prophète, ses filles et les croyantes doivent bien s’envelopper dans leur jilbâb de façon à être reconnues et à ne pas être importunées. Le jilbâb aurait été le manteau de dessus qui appartenait à la tenue locale des femmes des villes et qui aurait englobé la tête. Les esclaves ne devaient pas porter la même tenue que les épouses de leurs maîtres. Quant au mot hijab, il ne désigne en aucun cas, dans le Coran, une pièce de vêtement, mais un rideau de séparation dans une tente ou une demeure traditionnelle à une pièce unique, comme l’étaient apparemment les chambres des épouses de Mahomet. Selon les textes arabes classiques, ces chambres auraient été alignées le long de la cour de la mosquée de Médine. Cette mosquée aurait été à la fois un lieu de prière, mais plus encore un lieu d’habitation et un quartier général. Les partisans du Prophète y auraient vécu jour et nuit et y auraient librement circulé dans une mixité qui ferait horreur aux tenants modernes de la séparation des sexes. Dans l’espace réduit de la tente ou de la chambre, le hijab servait à séparer l’espace de réception de l’espace privé.
Sourate XXXIII, verset 53
Il est recommandé aux partisans de Mahomet qui sont invités à manger avec lui dans la  » chambre  » – bayt – de l’une ou de l’autre de ses femmes, de ne pas aller voir derrière le  » rideau  » – hijâb – s’ils ont besoin de quelque chose, car ce serait offenser Mahomet. L’avertissement devait s’adresser spécialement aux jeunes partisans bédouins pour qui cette retenue citadine ne devait pas vouloir dire grand-chose. On est là encore en plein contexte local, dans un conflit de bienséance et non de religion.
Un autre passage coranique donne d’ailleurs une idée de l’exaspération dans laquelle les comportements bédouins au quotidien semblent avoir mis le citadin Mahomet.
Sourate XLIX , verset 2-4
 » Ne parlez pas plus haut que le prophète… ne l’appelez pas à pleine voix pour le faire venir quand il est dans ses appartements « , c’est-à-dire la nuit avec ses femmes. Il s’agit d’un autre conflit culturel entre citadins et bédouins. Chez les tribus nomades, un hôte doit être reçu jour et nuit dès qu’il se présente. Quant à la hauteur de la voix, les bédouins ont la réputation de parler constamment à tue-tête, contrairement aux citadins.
La conclusion est que, dans le Coran, la manière de s’habiller relève historiquement de questions de société et non de religion. En outre aucun passage n’impose aux musulmans de l’époque de porter un habit religieux. Le voile prétendument islamique ne s’appuie en rien sur un passage coranique. S’il y a un parallèle à faire, ce serait avec les sectes protestantes américaines qui, elles aussi, croyaient lire leur texte sacré dans sa lettre. Cela a abouti aux habits décalés des Mormons et à la polygamie des Amish. S’il faut revenir à la société médinoise du viie siècle, à quand, pour l’islam, un retour à l’esclavage et à la prostitution des esclaves consentantes ? En tout cas, il faut prendre conscience que les jeunes musulmans d’aujourd’hui, confrontés à une modernité dont ils ne dédaignent pas sur certains plans de profiter, tout en croyant la refuser sur d’autres, pratiquent sur le plan religieux une sorte de bricolage généralisé dans lequel ils créent leur vérité. Il ne s’agit en rien de la réalité de l’islam historique. Les musulmans auraient-ils peur de regarder leur histoire dans les yeux ou doit-on croire que les religions n’ont d’histoire autre que mythique ? Alors peut-être faudrait-t-il songer à délester l’islam d’un surplus d’islamité qui en fait le déshumanise, à ses propres yeux comme aux yeux des autres. L’islamophobie tant proclamée aujourd’hui ne vient pas seulement d’une hostilité extérieure. Elle peut se cacher aussi dans le regard que l’on porte sur soi-même en se retranchant dans l’altérité du fantasme et dans un refus névrotique de sa propre réalité.